Si l’art est inutile et ne répond à aucun but de l’existence, on conçoit que le commun des mortels ne s’y intéresse pas et considère qu’il est réservé à des spécialistes, seuls habilités à le comprendre. Cependant, dans la mesure où l’œuvre d’art est une réalité sensible, elle s’offre immédiatement à la contemplation et semble de ce fait accessible à tous. D’un côté, parce que l’art n’est pas régi par la recherche de l’utile, seuls des spécialistes ont la disponibilité et l’aptitude pour en juger. D’un autre côté, l’existence de l’œuvre s’adresse à la sensibilité et offre à celui qui la contemple l’expérience d’un plaisir esthétique. Alors qu’il semble répondre aux intérêts d’une infime élite de spécialistes, doit-on penser que l’art est exclusivement leur affaire ou bien peut-on concevoir qu’il s’adresse à tous ?
Dans un premier temps, seuls des spécialistes semblent en mesure de s’intéresser à l’art et de produire les normes qui en régulent l’appréciation.
- Parce que l’intérêt pour l’art suppose que les besoins soient satisfaits, seule une élite est susceptible de s’y consacrer. L’accès à l’art est donc un privilège qui exclut les masses. Même lorsque les œuvres sont accessibles parce qu’elles sont exposées dans les musées, seules les classes les plus favorisées y accèdent effectivement. Ainsi que l’analyse Bourdieu, cette pratique culturelle construit un habitus, qui permet à l’élite de se distinguer et de s’affirmer comme habilitée à produire les normes concernant la façon dont il convient d’apprécier les œuvres.
- Plus rares encore sont les spécialistes, issus pourtant de cette élite. Hume explique que si la fréquentation assidue des œuvres est nécessaire à la formation du jugement, elle n’y suffit pas. En effet, les spécialistes de l’art joignent à cet habitus social une aptitude naturelle, qu’il nomme la délicatesse du goût. Cette sensibilité aiguisée du goût permet seule de percevoir tous les détails qui concourent à une composition. Le jugement se fonde alors sur une appréciation subtile et exacte de l’œuvre, dont la plupart des hommes ne sont pas capables. Par ailleurs, un tel jugement n’est sûr que si cette qualité naturelle est cultivée. Ce n’est qu’alors que le spécialiste peut faire preuve de bon sens, comparer les œuvres et ne pas être impressionné par une beauté ordinaire. Les spécialistes, experts, commissaires-priseurs, conservateurs de musée, universitaires, sont ainsi les hommes qualifiés pour traiter des affaires de l’art. Ils n’échangent qu’entre eux et ce sont eux qui élaborent les normes qui dictent la valeur des œuvres d’art.
- Néanmoins, ces spécialistes de l’art ont pour mission essentielle de guider les autres afin qu’ils soient en mesure d’apprécier à leur tour les œuvres d’art. L’art est ainsi médiatisé par leur jugement, ce qui le rend accessible aux profanes. Les chefs-d’œuvre sont distingués des œuvres sans intérêt, les sentiments à éprouver face à l’œuvre sont expliqués, le prix qu’il convient de payer pour posséder une œuvre est déterminé. C’est ainsi que les élèves et le peuple dans son ensemble peuvent penser quelque chose de l’art et y avoir un certain accès.
L’œuvre d’art est l’affaire des spécialistes, chargés de juger les œuvres et d’expliquer comment les comprendre. Mais si cette entremise prouve que l’art peut être accessible à tous, est-il légitime de nous fier à ces guides pour l’apprécier alors que la rencontre de l’œuvre est nécessairement une expérience subjective de la sensibilité ?
Si l’art est une réalité sensible, aucun savoir n’est requis pour l’apprécier. Ainsi le plaisir de la contemplation esthétique doit être accessible à tous.
- L’expérience de l’œuvre d’art est une expérience sensible, il semble alors paradoxal de se fier au jugement de spécialistes alors qu’il s’agit de vivre un événement, la rencontre entre notre subjectivité et l’œuvre. (Réfutation I) Quelle que soit notre culture, nous ne sommes touchés par l’œuvre que si elle affecte notre sensibilité. Les spécialistes peuvent nous amener à prêter attention à certains aspects de l’œuvre que nous n’avions pas aperçus, mais ils ne peuvent pas déterminer la façon dont l’œuvre nous émeut, ni dès lors le jugement esthétique que nous pouvons formuler sur l’œuvre. Je peux répéter qu’une œuvre a de la valeur, mais je ne peux pas être convaincu qu’une œuvre me plaît si elle me laisse indifférent.
- Seule la contemplation sans médiation de l’œuvre permet une juste appréciation. C’est à notre appréciation subjective qu’il faut se fier pour apprécier les œuvres d’art, ce qui permet la reconnaissance des chefs-d’œuvre originaux. La confiance excessive apportée dans le jugement des spécialistes entretiendrait le conformisme dans le monde de l’art. En effet, le spécialiste dont l’œil est habitué à un certain type de beauté n’est pas nécessairement en mesure de discerner la valeur d’un chef-d’œuvre révolutionnaire. C’est ainsi que les peintres impressionnistes ont été régulièrement refusés au Salon officiel, que Cézanne n’a pu être admiré que par une jeune avant-garde à la fin de son existence alors que tous les spécialistes le méprisaient, que Van Gogh peinait à acheter ses tubes de peinture parce que personne ne pensait à lui acheter ses toiles, qui valent actuellement des millions. Faire de l’art l’affaire des seuls spécialistes tend à réduire l’art aux stéréotypes d’une culture légitime. Nul ne s’attarde plus à regarder les œuvres. Si le jugement précède la contemplation des œuvres, nul alors ne comprend plus l’art.
- Or, non seulement le plaisir esthétique peut être éprouvé par tout un chacun, mais il n’enferme pas le sujet dans l’arbitraire de sa sensibilité. L’art est immédiatement appréhendé comme devant être l’affaire de tous. C’est ce que Kant explique dans La Critique de la faculté de juger, par la distinction entre l’agréable et le beau. Quand j’éprouve une sensation agréable, je satisfais matériellement l’un de mes sens. Je conçois que cette satisfaction est relative à la singularité de mes goûts. Si la couleur violette me plaît, je n’exige pas qu’elle doive plaire à tous. Cependant, lorsque je dis qu’une chose est belle, je formule un jugement désintéressé. La belle œuvre fait naître en moi un sentiment, qui tient à l’harmonie formelle de la composition. Le jugement est bien subjectif, car c’est un sentiment qui le fonde. Il a cela de spécifique néanmoins qu’il tend à l’universalité. Nous jugeons de la beauté comme si c’était une qualité objective, et discutons en vue d’un accord avec tous. La contemplation des œuvres fait alors naître une communauté universelle, qui dépasse les frontières, parce que l’art est affaire de sensibilité.
La contemplation de l’œuvre et le plaisir esthétique qu’elle offre ne sont pas réservés à une élite, mais accessibles universellement. Pourtant, à quoi bon nous intéresser à l’art s’il n’apporte qu’un plaisir contingent ?
Il s’agit alors de comprendre que c’est dans la mesure même où nous ne sommes pas des spécialistes que l’art s’adresse à nous.
- L’art s’adresse à tous car il est en mesure de nous apporter, quels que soient notre culture et notre savoir, une expérience de la réalité qui en renouvelle la perception. Le besoin d’art s’explique par l’apport des artistes à notre compréhension de la réalité. Hegel montre que l’art peut nous mettre tous directement en contact avec la réalité spirituelle parce qu’il donne une forme sensible à cette réalité. La philosophie manifeste la même réalité, mais dans la mesure où elle s’exprime dans un langage conceptuel, elle n’est pas accessible par tous. C’est ainsi que s’explique la place du théâtre dans la démocratie athénienne, ou de l’art religieux au Moyen Âge. Moins un peuple est instruit, plus l’art est nécessaire.
- L’art joue alors un rôle essentiel dans la société dans la mesure où il nous rappelle à notre humanité et à nos intérêts non matériels. Bergson explique que, parce que nous ne sommes pas tous des artistes, nous ne voyons ordinairement de la réalité que ce qui peut s’avérer utile et répondre à nos intérêts immédiats. Dès lors, nous ne savons plus percevoir la réalité pour elle-même. Les artistes se distinguent en ce qu’ils ont une perception désintéressée de la réalité. Ils la regardent pour elle-même. C’est cette qualité de l’expérience des choses que les artistes rendent accessibles à tous. L’œuvre donne une forme matérielle et objective à leur vision. Le poème Le pain de Ponge, les natures mortes de Cézanne, nous permettent de saisir la beauté des biens de consommation, et d’enrichir ainsi notre propre expérience du quotidien.
- C’est la mission des spécialistes de l’art, mais surtout des artistes, de défendre cette place essentielle de l’art et de la rendre évidente dans la société. Alors que l’élite tend à s’arroger le privilège de l’accès à l’art, la démocratisation de l’art est nécessaire. Seule une politique culturelle ambitieuse peut être à la hauteur de cet enjeu. Il s’agit non seulement de décloisonner l’accès à l’art, mais également de mettre fin à la discrimination entre la culture légitime et la culture populaire, qui ne serait qu’une forme inférieure d’art. La reconnaissance de la diversité des formes de l’art est enrichissante pour les individus, et s’avère être un facteur de cohésion sociale essentiel. La culture classique ne conserve sa vitalité que si elle est ouverte à un large public. Les artistes ont un rôle central à jouer. Ainsi, le chef d’orchestre et violoncelliste Rostropovitch, Russe exilé, n’a pas hésité lors de la chute du mur à se rendre à Berlin, et à s’installer au cœur de la foule pour faire résonner la musique de Bach, donnant immédiatement à cet événement la valeur d’un symbole pour le monde entier.